La financiarisation de la profession comptable
est-elle possible ?

Une des missions du CEG est de décrypter les transformations actuelles de la profession d’expertise comptable. Et également d’anticiper celles qui pourraient survenir.

L’exercice est délicat. Il force l’humilité.

Il ne s’agit pas d’asséner des certitudes. Mais bien de soulever des questions, d’ouvrir des portes, de susciter des réflexions pour échanger avec nos membres.

Aujourd’hui nous souhaitons nous intéresser à financiarisation possible de la Profession. Pourquoi s’intéresser à ce sujet ?

Parce que plusieurs signaux nous y encouragent.

La récente loi du 14 février 2022 vise (entre autres) à harmoniser les statuts des différents modes d’exercice en sociétés, pour les professions libérales qui ont plusieurs choix de sociétés possibles. Y compris les Experts-Comptables.

Il est vrai que l’amoncellement des régimes et des droits applicables aux professions libérales est devenu illisible. Et que c’est un frein au dynamisme entrepreneurial.

En apparence : on ne touche pas aux textes déontologiques et aux règles de détention de capital par des professionnels de l’expertise comptable.

En apparence toujours : l’indépendance de la profession semble préservée.

Mais nous pensons que la situation pourrait favoriser des regroupements, accentuée par les phénomènes de digitalisation, dans lesquels des acteurs financiers pourraient prendre de plus en plus de contrôle.

« Mais nous pensons que la situation pourrait favoriser des regroupements, accentuée par les phénomènes de digitalisation, dans lesquels des acteurs financiers pourraient prendre de plus en plus de contrôle. »

…Et cela, tout en respectant les textes actuels.

En complément, il n’est pas non plus impossible qu’un jour, le gouvernement veuille compléter la loi Pacte de 2019 par une « Loi Pacte II » dans la lignée de la commission Attali de l’époque pour la libération de la croissance française.

Regardons ce qui s’est passé dans le domaine des laboratoires de biologie médicale :

  • Un marché lui-même réglementé par un ordre ;

  • Un marché qui était fortement morcelé il y a 15 ans. En 2012, on comptait en effet 1200 laboratoires indépendants sur le territoire français. 70% d’entre eux étaient des structures de petite taille, avec un chiffre d’affaires de moins d’un million d’euros par an ;

  • Un marché avec une complexité technique forte, et des gros besoins en investissement : soit un contexte propice aux recherches d’économies d’échelle et de gains de productivité ;

  • Un marché qui présentait des problèmes de production, avec une baisse des marges d’exploitation ;

  • Un marché considéré comme non cyclique (… car il y aura toujours des malades qui auront besoin d’analyse !) ;

  • Un marché « sûr », car sa solvabilité est assurée par la Sécurité Sociale.

Bref : le marché de la biologie médicale d’alors présentait quelques parallèles intéressants avec celui de l’expertise comptable aujourd’hui.

Que s’est-il passé sur le marché depuis 2012 ?

Les laboratoires se sont progressivement regroupés. Entre 2012 et 2017, la part de ceux qui réalisaient plus de 20 millions d’euros de chiffre d’affaires est passée de 24%… à 46%. Et le phénomène n’a fait que s’accélérer.

En arrière-plan : des fonds d’investissement.

En l’espace de 10 ans, la moitié du capital des laboratoires d’analyse médicale a changé de main.

Des fonds de private-equity spécialisés dans le LBO (le rachat par endettement) sont parvenus à se substituer aux banques dans leur rôle de prêteur, notamment après la crise de 2008.

Par le biais de dispositifs juridiques à l’ingénierie complexe, venant notamment de l’étranger, ces fonds sont parvenus à prendre un capital majoritaire dans les laboratoires… tout en respectant habilement les règles qui étaient censées ne pas le permettre !

Concentration, remboursement de la dette et course aux gains de productivité

Le principe du LBO est le suivant : il s’agit de racheter une entreprise au travers de la dette, avec une part marginale de fonds propres.

Pour cela, le fonds créé une holding, qu’il détient. La dette de la holding est ensuite progressivement remboursée par les remontées de dividendes issues de la société rachetée.

Pour accélérer le remboursement, le fonds pousse donc aux gains de productivité dans la société cible, pour dégager un maximum de cash-flow.

On comprend donc que les regroupements génèrent les économies d’échelle et les gains de productivité escomptés.

Consolidation et financiarisation vont donc intrinsèquement de pair, dans le cas des laboratoires.

Et sûrement dans d’autres.

Quelles ont été les conséquences ?

Avec l’arrivée massive de liquidités sur le marché, on a assisté à une flambée de la valorisation des laboratoires.

Cette flambée a été vue comme une opportunité par bon nombre de biologistes sur le point de partir à la retraite. Ils ont ainsi pu profiter d’une valorisation de leurs laboratoires à 10 fois, parfois même 20 fois, l’EBE !

On comprend que beaucoup aient cédé aux sirènes des fonds, et aient vendu.

Cette bulle spéculative et cette flambée des prix de rachat a créé une distorsion de concurrence abyssale entre, d’un côté, des fonds (Blackrock, KKR, PAI Partners, Cinven, CVC, …), et de l’autre, des professionnels libéraux aux capacité d’emprunt limitées.

Les laboratoires de biologie médicale ne sont pas les seuls à avoir connu cette mutation.

Les cliniques privées et les cabinets de radiologie ont pris le même chemin. Alors que ce sont également des professions réglementées !

Mais réglementé ne veut pas dire protégé.

Nous n’avons aucune certitude, mais seulement des interrogations.

Notre conviction, c’est que l’expertise-comptable, sur le papier, présente beaucoup de similitudes avec les secteurs évoqués.

Cette financiarisation viendrait casser les règles jusqu’ici en vigueur en matière de transmission de cabinets.

Elle pourrait convenir à bon nombre de futurs cédants. Beaucoup, parmi eux, sont en train de d’étudier la valorisation actuelle de leurs cabinets. Sans doute des fonds ont-ils déjà toqué à leurs portes…

En face : ce mouvement pourrait également séduire une jeune génération d’Experts-Comptables tentés de renoncer (et on les comprend !) à un endettement important pour se lancer en libéral, et à des années de labeur intense.

La perspective de travailler dans un grand groupe qui les décharge des contraintes managériales, au quotidien, est attrayante pour beaucoup. Avoir plus de temps pour ses dossiers de fonds, et pour sa vie personnelle : qui bouderait cela, entre nous ?

« La perspective de travailler dans un grand groupe qui les décharge des contraintes managériales, au quotidien, est attrayante pour beaucoup. Avoir plus de temps pour ses dossiers de fonds, et pour sa vie personnelle : qui bouderait cela, entre nous ? »

Nous initions un cycle de réflexions et de travaux sur ce sujet. Car il est indispensable de voir venir.

Jérôme Clarysse, lors du dernier webinaire café du CEG du 22 avril (mettre le lien vers l’article « j’y étais »], l’a souligné à juste titre : « A l’avenir, les banques, par l’intermédiaires des fonds, pourraient renforcer leur mainmise sur la profession comptable ».

« A l’avenir, les banques, par l’intermédiaires des fonds, pourraient renforcer leur mainmise sur la profession comptable »

Elles y trouveraient une récurrence d’activité non négligeable et de fortes synergies dans une logique de gestion des flux, à un moment où les coûts de structures des cabinets augmentent fortement (logiciels, plateformes, abonnements, communication…).

En prenant pied dans l’activité d’expertise comptable, elles rentreraient dans un écosystème à très forte valeur. Et elles pourraient s’ouvrir un champ supplémentaire de vente de produits et de services.

Les banques deviendraient ainsi des groupes de services qui intègreraient des prestations d’expertise comptable réglementées !

Avec le spectre de la libéralisation des activités comptables (saisie, plateformes de services …), l’hypothèse n’a rien de farfelu.

Nous ouvrons le débat sans certitudes ni affirmations, mais le rôle du CEG est aussi de poser ce type de questions en ouvrant la discussion avec des spécialistes du sujet.

Lors de notre prochaine Journée d’Echange du 7 juillet prochain à Paris, Frédéric Fréry, enseignant-chercheur en stratégie à l’ESCP et CentraleSupélec, nous donnera son analyse de ces mutations en cours. Son intervention sera suivie de celle de Stéphane Raynaud, Rédacteur en Chef du magazine La Profession Comptable.

Ces points de vue s’annoncent passionnants.

Et nous allons les suivre de très, très près, au sein du CEG.

Marine Lévesque
Responsable de la ligne éditoriale du CEG.